10.
Des touristes et des Parisiens flânent dans les jardins du Palais-Royal, déjeunent à la terrasse des restaurants. A l’autre bout, j’aperçois la Comédie-Française, hiératique et imposante. César m’a quittée adolescente, il me retrouve femme. J’ai toujours les cheveux bouclés, les yeux bleus, la peau mate, et il hésite à peine. Il porte toujours un costume en lin et un panama. Nous sommes l’un en face de l’autre mais Hubert manque à l’appel.
Si César n’avait pas porté ces vêtements et son éternel chapeau je ne l’aurais pas reconnu : il s’est empâté, ses cheveux se sont raréfiés, ses yeux se sont creusés, son nez a grandi, il boite.
— L’arthrite. C’est de famille. Tu es ravissante, Amélie. Hubert serait…
Il s’interrompt, ne s’arroge pas le droit de penser à la place de notre père. Marie ne supporte pas qu’on évoque son nom, moi je n’aime pas qu’on fasse parler les morts et mon parrain l’a deviné.
— Tu es venue seule ? s’étonne-t-il en cherchant derrière moi.
Je me rends compte qu’il ne m’a jamais vue sans ma jumelle. Enfants, ma soeur et moi ne nous quittions que pour aller chez le dentiste ou le médecin. Quand Marie a été opérée de l’appendicite par Diane, l’épouse de son parrain Jacques, j’ai eu si mal au ventre qu’elle a décidé de m’opérer dans la foulée.
Je dis :
— Tu en vois une, tu vois les deux !
— Deux pour le prix d’une, ajoute-t-il, reprenant l’expression favorite d’Hubert.
♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦♦
Cet extrait est tiré de Place Furstenberg, de Lorraine Fouchet.
> Pour acheter Place Furstenberg, c’est par ici <
Amélie aime qu’on continue à lui parler de son père, le célèbre comédien Hubert Saint-Jean, dix ans après sa mort. Elle a une soeur jumelle, Marie, dont elle est très proche ; une mère, partie refaire sa vie en Italie ; un oncle, qui l’a recueillie avec Marie par devoir. Mais elle n’a jamais eu de frère… À sa connaissance. Pas le plus petit soupçon que leur père aurait pu avoir, avant de rencontrer leur mère, une autre femme et un autre enfant.
Alors, quand, dans la librairie de Chatou ou elle signe son deuxième roman, une lectrice l’aborde en mentionnant, comme si rien n’était plus naturel, leur grand frère, elle croit rêver.
Pourtant, cette certitude d’être « filles uniques » avec laquelle elles ont grandi, Amélie est prête à la balayer sur-le-champ, et à remuer ciel et terre pour retrouver leur frère.
Puisque l’inconnue de la librairie n’en sait pas plus (elle a toujours entendu parler de ce frère par leur parrain commun, ami d’Hubert, disparu depuis), et puisque Marie ne veut rien savoir de cette histoire, Amélie va devoir mener son enquête sans sa soeur. Forcer une à une les portes d’un passé bien cadenassé, quels qu’en soient les risques. Reprendre contact avec la « bande de Furstenberg », les meilleurs amis de leur père dont les jumelles se sont éloignées parce que les voir était trop douloureux. Découvrir que tous étaient au courant de l’existence de ce frère, sauf elles. Essuyer, au passage, des désillusions qui semblent donner raison à Marie d’avoir refusé de l’aider. Mais au final, recevoir, une fois les secrets du passé mis à nu, la plus belle et la plus inattendue des surprises : l’amour, qui chez Lorraine Fouchet triomphe toujours, pour le plus grand plaisir du lecteur.